Tout le monde a vécu l’expérience de la file d’attente. Au cinéma, au théâtre, au musée ou plus simplement à la caisse du supermarché. Instinctivement vous vous agrégez à la file la plus courte. Du moins, celle qui vous paraît la plus courte. Ainsi, alors que vous vous apprêtez à aller admirer la Joconde, arrive une cohorte de gamins que des instituteurs particulièrement méritants tentent de discipliner. Vous choisissez naturellement la file d’à côté composée de messieurs-dames à l’apparence parfaitement sage. Ils devisent tranquillement entre eux à mi-voix, (saufs, bien entendu, ceux qui ont oublié leur sonotone,) sourient parfois ou font semblant de s’absorber dans la lecture du dépliant mis à la disposition du public pour le faire patienter. Vous en profitez pour vous amuser à observer autour de vous. Celui-ci était professeur de lettes, celle-là employée au ministère, cet autre secrétaire dans un cabinet d’avocats. Vous n’imaginez que rarement des menuisiers ou des bouchers-charcutiers. Vous avancez lentement, petits pas par petits pas. Derrière vous, d’autres s’agglutinent à leur tour, toujours aussi sagement. Et soudain, vous vous apercevez que le calme est revenu. La file des gamins a été absorbée comme par miracle alors que vous patientez toujours. C’est normal, pensez-vous, ils avaient réservé ! Un léger brouhaha monte alors de la tête de votre file. Cette vieille dame a oublié le code de sa carte bancaire ou son chéquier ou les deux et cherche fébrilement la monnaie dans son sac. Comme c’est en réalité une énorme sacoche de cuir contenant de quoi tenir un siège d’au moins une semaine, la fouille dure. Mais vous la voyez bientôt se glisser à son tour entre les barrières de sécurité de l’entrée. Vous levez même le pied pour le petit pas qui va vous en rapprocher. C’est justement ce moment que choisit la préposée de la caisse pour s’absenter. Devant vous, s’élève un murmure de désapprobation. Vous vous rendez compte ? Voilà plus de deux heures que je piétine et elle, elle s’en va ! La crinière blanche du contestataire montre assez qu’il dispose probablement de tant temps libre qu’il n’en sait trop quoi faire. C’est d’ailleurs l’une des raisons de sa présence ici. Et ce n’est bientôt plus un murmure qui survole l’assistance mais un véritable bourdonnement. Encore cinq minutes et c’est une véritable mutinerie, que dis-je, une révolution, qui éclatera aux portes de la culture. Un jour, alors que je m’étonnais de cette impatience de gens réputés avoir du temps vide devant eux, l’un des frondeurs m’expliqua. Sachez, jeune homme, que si les vieux sont toujours pressés, c’est qu’il leur reste moins de temps qu’à vous !